Après Astro Bot, Nicolas Doucet veut continuer à « créer de la magie »
Il en parle avec « encore des étoiles dans les yeux ». Le 12 décembre 2024, à la cérémonie des Game Awards, à Los Angeles, Nicolas Doucet s’est vu remettre le prix du « Game of the Year » pour Astro Bot, le dernier-né de son studio. PlayFrance a eu le privilège de s'entretenir un peu plus de 30 minutes avec le fondateur et directeur créatif de Team Asobi, début janvier, pour revenir sur ce succès et évoquer, aussi, sa riche expérience dans l'industrie, d'Eidos à Lego jusqu'à son arrivée chez Sony Interactive Entertainment (SIE) au début des années 2010. Voici notre entretien.
PlayFrance : Un mois après le sacre d'Astro Bot aux Game Awards, es-tu toujours sur un petit nuage ?
Nicolas Doucet : Avec l'équipe, on en parle encore avec des étoiles dans les yeux. On a cette responsabilité, ou ce privilège, de mettre des jeux pour la première fois entre les mains des enfants et moi, c’est quelque chose qui me touche vraiment, parce que je me souviens de ces moments d’enfance avec le jeu vidéo. Quand on entend des parents qui nous disent que grâce à Astro, ils ont joué avec leurs enfants, échangé et partagé avec eux… Ce sont tous ces retours qui nous font le plus plaisir, je pense.
Évidemment, les gamers sont acquis, parce que c’est un monde qu’on connaît bien. Mais c’est plus dur et plus satisfaisant de toucher des joueurs qui sont un peu plus innocents. C’est quelque chose qu’on prend très au sérieux, un beau rêve à réaliser pour nous.
On t'a vu très ému en arrivant sur scène. À quoi as-tu pensé dès l'annonce du titre de Jeu de l'année ?
J'ai d’abord pensé à l’équipe restée à Tokyo, car nous n’étions que huit sur place. Savoir qu’ils ont mis tout leur amour chaque jour dans ce projet et les imaginer de l’autre côté de l’écran… Ce n’est pas juste une victoire technique ou une victoire de volume, ça récompense un travail de cœur. On ne s’était vraiment pas imaginé se retrouver là et je pense que c’est ce qui a fait que la surprise était d’autant plus forte.
Comme je l’ai dit dans mon speech, on a fait ce jeu sans calcul. On a démarré le développement pendant le Covid-19, on ne peut pas dire que les trois dernières années ont été les plus heureuses pour l’humanité… Notre état d’esprit était de se demander comment on peut amener un rayon de soleil dans la vie des gens, dans les foyers, à travers les jeux vidéo. Et le fait que cette démarche soit reconnue, c’est très touchant.
« Amener un rayon de soleil dans les foyers », elle peut se résumer à ça la patte Team Asobi ?
Complètement. Dans les gens qu’on recrute, dans l’attitude qu’on a au travail, jusque dans les bureaux et notre logo, plus globalement dans notre façon de faire... Le jeu vidéo est un jouet, certes très sophistiqué mais ça reste un jouet. On n’a jamais voulu oublier ça. D’ailleurs, le mot asobi en japonais veut dire « jouer » mais de manière très universelle, comme « passer du bon temps » seul ou à plusieurs. Ce n’est pas juste du jeu vidéo, mais un état d’esprit plus global que ça. Du jeu avec un grand « J ».
D'où tiens-tu ce rapport au jeu vidéo ?
J’ai grandi avec mon frère et ma mère et on avait peu d’argent. Le jour où on a eu notre console de jeux vidéo -une NES-, elle nous a été offerte par un oncle avec des jeux. Et chaque jeu qu’on achetait, c’était vraiment réfléchi parce que ça coûtait beaucoup d’argent. Cette idée que, pour certaines personnes, le jeu qu’on va faire va être un achat d’une fois dans l’année, c’est quelque chose qu’il ne faut jamais oublier, qu’il faut toujours respecter. Aujourd’hui, on est un petit peu dans une société de consommation, mais il y a quand même des cas où on est serré, où l’argent est compté. Ce rapport à l’importance du jeu vidéo est né de là.
Puis il y a le parcours plus tard, chez Lego (il y est entré après avoir travaillé chez Eidos puis Electronic Arts, à Londres, N.D.L.R.). Quand je suis arrivé dans l’entreprise, je n’étais pas spécialement enthousiaste parce que je me disais que ce n’était pas vraiment la compagnie de jeux rêvée. J’avais 20 ans, je voulais faire du jeu vidéo plus « gamer ». Mais la boîte m’a vraiment conquis pour ses valeurs très positives, humanistes. Même quand elle n’allait pas bien, ils ont toujours refusé de prendre des opportunités un peu faciles, d'aller vers des choses qui trahiraient les valeurs de la compagnie. Ils ont vraiment gardé cette ligne noble et je ne l’ai compris qu'à la fin, et surtout a posteriori. Des compagnies comme ça, c’est vraiment assez rare.
En bougeant de là-bas vers PlayStation (pour bosser EyeToy, notamment), je suis arrivé dans un endroit qui partageait les mêmes valeurs. Et cette ambition : comment fait-on pour affranchir le jeu vidéo de la manette et amener le plus d’utilisateurs vers la console ? Je ne m’attendais pas à retrouver ça et j’ai commencé à y prendre goût, parce qu’il y avait un challenge. D’un certain côté, le jeu vidéo traditionnel, c’est là où toute l’industrie partait et c’était plus intéressant professionnellement d’aller à contre-courant et de faire quelque chose qui puisse amener de nouveaux joueurs. De ramener de la simplicité dans les jeux vidéo, d’utiliser la sophistication de la technologie mais avec une interface qui reste très simple pour créer de la magie et la présenter à des gens qui, généralement, ne touchent pas aux jeux vidéo.
Je m’en rends compte en t'en parlant, peut-être que je suis en train d’essayer, par là, de reconnecter avec mon enfance. À l’époque, il y a des jeux qui utilisaient deux boutons, qui étaient très simples et m’ont mis des étoiles dans les yeux… Peut-être qu’il y a une espèce de boucle dans tout ça, je ne sais pas. En tout cas, j’y prends du plaisir. Le côté transmission est vraiment important pour moi, et sans doute qu’il se développe à partir du moment où on a des enfants, aussi. Je sais qu’avant d’en avoir, j’adorais jouer à des jeux d’horreur. Maintenant, c’est quelque chose qui me repousse un peu.
Parle-nous un peu plus de Team Asobi. Combien êtes-vous ? Comment travaillez-vous ?
On est au centre de Tokyo, l’équipe est composée de 65 personnes, d’une quinzaine de nationalités... À 75-80 %, c’est japonais. On a aussi des Européens, quelques Français, des Belges, des Hollandais, des gens d’Asie, des États-Unis… Que des personnes qui partagent cet amour du Japon et qui avaient vraiment envie d’y vivre. Sans avoir le même parcours, le même background, on partage beaucoup.
Un jeu comme Astro, c’est un peu plus de trois ans de développement. La première année, on travaille en segments assez séparés, où on essaye des choses pour faire en sorte de trouver ce qui va marcher. Et ensuite, il y a un assemblage qui se crée. À ce moment-là, ça devient un peu chaotique. Il faut alors faire en sorte que les pièces s’encastrent les unes dans les autres, sans trop d’accidents ou de perte de productivité. C’est comme ça pendant les deux dernières années de développement et à la toute fin, on travaille à l’affinage.
Et dans tout ça, ton rôle est un peu celui d'un chef d'orchestre ?
C’est ça. Et en laissant chacun s’exprimer. Quand on travaille dans un environnement créatif, surtout quand on fait un jeu comme Astro Bot qui est vraiment basé sur la variété d’expériences, c’est important de se dire qu’une personne n’a pas la réponse à tout et qu’il faut vraiment puiser dans la créativité de chacun. Parce que c’est une force qui est infinie ! Si on peut puiser dans le bagage culturel de chacun, l’expérience n’en sera qu’enrichie. Il faut donc arriver à être le chef d’orchestre, tout en laissant les autres s’exprimer.
Il y a tout un équilibre à trouver, en fonction des membres de l’équipe. Certains aiment avoir de la liberté, tandis que d’autres aiment être plutôt dirigés. Il faut apprendre à voir comment chaque personne travaille et exploiter leur force au maximum pour faire le meilleur jeu possible. Mais c’est un petit peu la description de n’importe quel projet qui mobilise plusieurs corps de métier, j’imagine.
Justement, comment t'y prends-tu pour stimuler la créativité de tes collaborateurs et trouver toutes ces idées, qui sont pour beaucoup dans le succès d'Astro Bot ?
Il y a une chose que l’on fait et qui s’avère extrêmement efficace : toutes les deux semaines, on prend une journée -en général un vendredi- on se met tous autour de deux grandes télés, en deux groupes de 30 et on joue à tout ce que l’on a fait pendant les deux semaines écoulées. Ce n’est pas une journée de travail devant un ordinateur, mais c’est très important parce que ça donne du sens au travail. On peut voir les réactions et ça valide ce qu’il s’est passé pendant ces deux semaines. Ensuite, cela permet de démarrer la prochaine phase de deux semaines avec cette impression de faire quelque chose de nouveau. Et ce renouveau, il est aussi important pour la motivation.
Il faut un tempo qui soit juste à l’échelle humaine. La première semaine, chacun va à son rythme. La deuxième semaine se valide avec cette revue d'effectif. Quand on fait un jeu vidéo, on ne sait pas exactement où l’on va au début, où l’on va finir. On ne sait pas qu’il va y avoir 50 niveaux et 30 power-up, 15 morceaux de musique… Si on ne fait pas attention à avoir ces points d’étape réguliers, on peut facilement perdre sa route sans s’en rendre compte. Donc, il y a beaucoup du travail qui est annulé ou jeté, et c’est là que les problèmes de motivation peuvent apparaître. Garder un tempo qui impose une pression suffisante pour qu’elle se transforme en satisfaction, c’est un processus qui marche bien. Pour nous, ça permet de savoir, toutes les deux semaines, si on est sur de bons rails et de juger, d’imaginer ce que les joueurs vont penser une fois qu’ils vont tout voir en une seule fois.
Aujourd’hui (le 10 janvier, N.D.L.R.), je faisais un espèce de récapitulatif pour l’équipe de tout ce qu’on a fait en 4 ans : on a fait exactement 103 sessions de deux semaines. Il faut se dire que ces 103 sessions pendant lesquelles on a rigolé, et où il y avait aussi parfois des problèmes, le joueur va pouvoir voir ça de manière condensée dans une expérience qui va faire 10 à 12 heures. Et donc, les émotions que nous, on a ressenti, elles vont être décuplées chez le joueur. D’autant qu’il aura l’effet de surprise, alors que nous, on sait ce que l’on crée. Si on imagine ça, en théorie, ça doit marcher... Même si ce n'est que de la théorie !
Avec un tel processus, en avez-vous gardé sous le pied, avec des idées que vous pourriez exploiter pour un prochain jeu ?
Au début, quand on fait beaucoup de tests, de prototypages, on ne sait pas vraiment ce que l’on va utiliser ou pas. Toutes les interactions qu’on a intégré à la fin de chaque monde, ça a été créé avant Astro’s Playroom, donc avant le jeu précédent. Il s'agissait de démos techniques qu’on n’avait pas réussi à faire rentrer dans Astro’s Playroom, on les avait donc gardés sous le coude. On s’est vraiment creusés la tête pour ajouter ces mécaniques de bricolage dans un jeu de plateforme. C’est là que l’idée de reconstruire le vaisseau est apparue.
On a fait des niveaux qui étaient pratiquement terminés ou dont la mécanique de jeu est arrivée jusqu’à un certain point sans qu'on puisse la finaliser... Ils peuvent ainsi servir de base au jeu suivant. De projet à projet, il y a une séparation plus ou moins nette, mais il y a aussi des choses qui traversent et qui parfois, sont recyclées. Le rôle des concepteurs de jeux est aussi de recycler de manière invisible pour s’économiser le poids créatif, tout en faisant en sorte que le joueur s’en rende compte. C’est comme de la magie : derrière chaque tour, il y a une astuce.
Astro Bot est un hommage au genre platformer 3D, mais aussi une célébration des 30 ans de la PlayStation avec des références en pagaille. Si tu ne devais retenir qu'un seul jeu de la marque, lequel serait-il et pourquoi ?
Si c’est vraiment, vraiment PlayStation dont on parle, je dirais Shadow of the Colossus. Dès que je démarre le jeu, -j’y joue fréquemment, tous les trois ans- je suis obligé de regarder l’intro en entier. Elle est tellement belle… Il y a ce moment où Wanda est à cheval, sous un arbre, attendant que la pluie s’arrête. Ce moment est superbe parce qu’il ne se passe rien et tu comprends que le temps est passé, qu’ils font une pause, peut-être pendant des jours ou des heures. Tu sens déjà la personnalité du personnage alors que pourtant, il n’y a pas de textes, rien... Juste un mec à cheval et de la musique. C’est très difficile pour moi d’appuyer sur "Start" et de skipper la scène d’intro tellement elle est sublime.
Le jeu vidéo japonais était très représenté dans les nominations aux Game Awards. Pour toi qui travaille depuis plus de dix ans sur l'archipel nippon, qu'est-ce qui le distingue du reste de l'industrie ?
Pour les jeux de plateforme, à tempo et à réflexes, où les contrôles sont vraiment essentiels aux jeux, je pense que le Japon reste l’un des meilleurs endroits au monde. Je ne sais pas si cette culture vient des jeux d’arcade ou juste de l’expérience, mais il me semble que ça coule dans les veines des développeurs ici. Ce côté où, chaque seconde, tu ressens le contrôle de personnage, au point d’oublier même que tu as une manette... Tu deviens presque un avec la console.
Il y a un truc vraiment unique et tout ça se passe dans la programmation, dans le code, avec beaucoup de magie là-dedans… C’est vraiment propre aux jeux japonais. Et le fait de faire un platformer ici a d’autant plus de sens.
Concrètement, est-ce qu'un "Goty" ouvre des portes ? À tout le moins, sens-tu que le regard de tes pairs, du secteur, a changé sur ton équipe et vos projets ?
Trois choses me viennent en tête. La première, oui, c’est que ça va mettre un coup de projecteur sur l’équipe, ce qui est une bonne chose. J’en suis content et surtout, ravi que les gens aient pris du plaisir.
La deuxième : j’espère que pour l’industrie, ça a donné un peu d’espoir. Je pense que beaucoup s’étaient dit qu’un platformer 3D ne peut pas gagner les Game Awards. Et ça rebat un peu les cartes. J’espère que ça aura un impact positif sur la perception que certaines équipes ont sur leurs chances d’avoir un succès, en faisant des jeux un peu plus traditionnels.
Et la troisième, on en parle souvent avec la team Asobi, c’est qu’il ne faut absolument pas que l’on change d’attitude, qu’on reste challenger. On a gagné ces awards, c’est super, on les garde dans notre cœur, mais il ne faut pas oublier d’où l’on vient et l’état d’esprit qu’on avait quand on a fait Astro Bot et les jeux précédents. Je pense que c’est grâce à ça qu’on pourra continuer à surprendre et à pas se reposer sur nos lauriers. C’est psychologique, mais va falloir que l’on quitte ce petit nuage. C’est comme au foot : tu as gagné ton dernier match 5-0, mais le suivant, tu repars à 0-0 et il faut le gagner.
La rédaction de PlayFrance remercie chaleureusement Nicolas Doucet pour cet entretien. Et on ne peut que vous recommander de jouer à Astro Bot, un excellent platformer 3D, accessible, très joliment réalisé, fourmillant d'interactions, d'idées et de trouvailles (qui exploitent notamment la DualSense), sans compter des références en pagaille à l'histoire de PlayStation. Si vous ne l'avez pas encore fait, foncez !
Vincent
Gui
Le Rouge
MeWa
Bravo à la rédaction.
Zeross
Merci et bravo pour cet entretien !
Halouf
Je suis tombé sur ce Konbini. Vraiment cool, on aurait pu être potos
Halouf
Je suis tombé sur ce Konbini. Vraiment cool, on aurait pu être potos
Tonio_S
sophocle
Steve
Et au passage, bonne année à toute la communauté de PlayFrance !
Sn@ke
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