PlayFrance : La bande originale de Death Stranding 2, que vous avez signée (*), est disponible en streaming. Comment a-t-elle été accueillie, à quelques jours de la sortie du jeu ?
Woodkid : Les retours sont assez dithyrambiques. Je sais les gens très excités par le jeu, donc je bénéficie de l'attente énorme qu'il y a autour. Le jeu est formidable et je n'ai pas de doute quant au fait qu'il sera très bien accueilli. Mais c'est très excitant de savoir que les fans de la franchise et les autres sont emballés par cette bande originale. C'est un album assez étonnant pour moi, un mélange très hybride de plein de choses, donc je n'étais pas sûr que les gens comprennent cette démarche. Et là, clairement, ils accueillent ça à bras ouverts, donc je suis très heureux.
Comment est arrivée cette opportunité de travailler sur le jeu ?
J'ai rencontré Hideo Kojima un peu avant le confinement, par une amie commune. Ca s'est fait de manière assez naturelle : Hideo a connecté avec mon monde, autant que moi j'adorais le sien. Très vite, on s'est absolument entendu en termes d'esthétiques sonore, visuelle et narrative et il m'a demandé à utiliser des morceaux de mon deuxième album, S16, dans la director's cut du premier Death Stranding. Puis, il m'a demandé de participer au deuxième épisode, qu'il a commencé au début du confinement, mais cette fois en composant les chansons du jeu. Au début, on ne savait pas exactement où ça allait. Ca a commencé avec To The Wilder. Très vite, il m'a demandé plus et j'ai proposé des choses. On ne s'est jamais vraiment quitté depuis trois, quatre ans, et on a fait une série de chansons qui signent aujourd’hui la bande originale du jeu.
Comment avez-vous travaillé avec Hideo Kojima et ses équipes ?
J'ai passé beaucoup de temps au Japon, dans les studios de Kojima Productions, pour pouvoir avancer avec eux, m'inspirer de l’univers et des personnages. Le script était extrêmement conséquent, bien plus que celui d'un film, car on parle d'un jeu de 40, 50 ou 60 heures. C'est déjà une bible à intégrer, surtout que le monde d'Hideo Kojima est complexe, donc c'est un premier travail qui est à faire, avant même de poser les mains derrière un micro, un piano ou un ordi.
Après, j'ai écrit des thèmes ou des émotions qui me semblaient correspondre à ce que je lisais et ce que je voyais dans les ébauches de design des personnages et des séquences déjà tournées - le jeu était déjà avancé à 20% quand je suis arrivé sur le projet. Hideo les intègre, travaille avec ses équipes dessus et me fait un feedback. A la base, ça reste des chansons maquette, parfois sans texte, parfois juste avec des yaourts, des mots aléatoires avec des sentiments, une texture, quelque chose d'impressionniste... Lui, a ensuite donné des intuitions sur le tempo, le thème des textes, et j'en fais des chansons.
En même temps que je les construis, je les déconstruis. C'est-à-dire que je les aboutis pour qu'elles sonnent produites, professionnelles, pour être dans la lignée dans ce que je fais d'habitude ; mais en même temps, je les réfléchis dans toute leur dimension parallèle. J'en retire des éléments, j'imagine des alternatives et j'écris tous ces mouvements qui dupliquent une chanson de trois minutes en une chanson de deux ou trois heures. Et tous ces éléments-là sont gommés de manière très technique par le travail des programmeurs qui, ensuite, commencent à intégrer ces boucles qui interagissent selon certaines règles. Il y a alors tout un échange avec les game designer qui m'expliquent le contexte dans lequel ces séquences sont intégrées. On développe ensuite les thèmes et les variations pour que ces morceaux puissent s'adapter comme un DJ set ou sur un live en réel pendant que le joueur joue.
C’est donc ça, la musique procédurale dont il était question durant la promotion du jeu ?
La musique procédurale, elle existe depuis longtemps dans les jeux vidéo. On n'a pas inventé ce principe. Ce qui est un peu plus poussé ici, par rapport à ce que nous avions l'habitude de faire jusqu'à maintenant, c'est que nous sommes allés à l'échelle de l'accord, du sampler. C'est-à-dire que chaque note est comme reprogrammée dans un sampler à l'intérieur même du moteur de la PlayStation 5, ce qui permet ainsi de recomposer la musique selon la théorie harmonique, des processus d'enchainement assez complexes, au-delà de simplement changer de boucle, ouvrir ou fermer des pistes. La musique se recompose elle-même et, parfois, elle donne même des résultats assez surprenants, mais dans le cadre de règles qu'on a défini, qui lui permettent rester cohérente avec ce que je veux, ce que j'aurais l'intuition de faire. Il y a aussi le fait que ce sont des chansons pop, pas seulement de la bande-son. Qui dit chant dit paroles et il faut aussi que ces paroles soient procédurales : cela suppose de libérer de la place au milieu des mots, au milieu des respirations, que le joueur puisse enchaîner… On a poussé assez loin les limites des processeurs de la PlayStation 5. Et c'est tout un travail assez étonnant et technique, qui m'a vraiment plu.
Est-ce que cette façon de travailler la musique est susceptible de transformer votre approche de la composition à l'avenir ?
Oui, c'est possible. De toute façon, j'ai toujours eu une approche assez similaire dans la musique en studio. Je m'appuie beaucoup sur la machine pour lui donner une série de règles et la laisser me surprendre. Je suis fasciné par des compositeurs comme Karlheinz Stockhausen qui ont fait ça il y a déjà très longtemps au moment du fluxus (un mouvement artistique qui prône le non-art ou anti-art, N.D.L.R.) et des courants musicaux des années 1970-1980, où la musique était déjà perçue comme procédurale. C'est-à-dire qu'ils donnaient aux musiciens et au chef d'orchestre une série de règles, avec une part d'aléatoire et de choix, qui donnait une nature changeante à la musique.
J'ai toujours été intéressé par ça, parce que j'aime l'idée de travailler par exemple avec l'orchestre et de se faire surprendre par cette « masse ». Je n'aime pas l'idée du diktat de la masse, je préfère donner des options aux musiciens pour que chacun ait le choix entre plusieurs notes, plusieurs textures, pour qu'il puisse lui-même livrer son interprétation au milieu de ce groupe et que l'ensemble donne quand même quelque chose de cohérent.
Je fais tout le temps ça avec la machine, avec des programmes de génération d'arpèges aléatoire, l'IA aussi un petit peu maintenant... Des outils qui permettent d'avoir un semi-contrôle tout en se laissant surprendre. Pour moi, c'est toujours un très bon moyen pour sortir de ses convictions et de ses systématismes. Je pense que c'est parce que j'ai toujours travaillé comme ça que j'ai très vite compris ce qu'on me demandait sur Death Stranding 2.
Musicalement, le premier Death Stranding était marqué de l'empreinte de Ryan Karazija (Low Roar), décédé en 2022. Est-ce un héritage avec lequel vous avez dû composer ?
Le premier Death Stranding était en réalité « multi-artistes », notamment dans le director's cut, sans oublier la patte de Ludvig Forssell qui est un compositeur de génie et qui a aussi vraiment marqué l'image du jeu... Il y a déjà quelque chose de très collaboratif sur ce premier épisode, donc je n'ai pas forcément ressenti de pression sur le deuxième. J'en sens plus le poids maintenant, parce que je suis très comparé.
Je suis un énorme fan de la musique de Low Roar et suis extrêmement triste du décès de Ryan. Disons que son travail m'a plutôt inspiré à aller chercher des héritages émotionnels un peu plus folk, qui sont ceux que j'ai pu explorer plus tôt dans ma carrière, pour mieux y revenir ici. Car je crois que Ryan et Low Roar ont vraiment marqué un contraste entre la thématique du jeu et sa noirceur, avec quelque chose d'assez tendre et lumineux dans son aspect folk. C'est donc plutôt un honneur de passer derrière lui et de m'inspirer de la trace qu'il a laissée dans le jeu. Mais j'ai aussi essayé de faire du Woodkid car je crois que c'est ce qu'Hideo voulait dans ce jeu-là.
Je n'ai pas l'impression de remplacer Low Roar. Il est présent aussi dans Death Stranding 2, à travers de nouveaux morceaux, comme d'autres artistes. Je crois surtout qu'Hideo avait besoin de compléter la bande-son avec mon univers, qui est peut-être un peu plus agressif. Il y a une violence un peu politique dans ce jeu, qui tenait à Hideo, avec un discours sur le changement climatique, sujet que j'ai déjà abordé dans S16... Je crois qu'il avait besoin, par exemple, d'ouvrir le jeu avec Minus Sixty One, qui est finalement une des chansons les plus politiques que j'ai pu écrire jusqu'à maintenant.
Quel est votre rapport avec le premier Death Stranding ?
Pour moi, c'est un jeu qui célèbre la singularité. Disons qu'il y a plusieurs degrés de lecture du jeu. On peut le parcourir pour l'histoire qui est relativement politique, peut-être une critique des États-Unis, et aussi fondamentalement philosophique. Je crois que c'est aussi un jeu qui, dans le contexte du confinement, a résonné de manière très particulière.
Je vois aussi Death Starnding dans le contexte du jeu vidéo : je pense que c'est un jeu provocateur, et Hideo Kojima est un provocateur. C'est quelqu'un qui ne cherche pas à plaire, qui a même tendance à changer ses histoires, ses mécaniques quand ses résultats sont trop bons en termes de retours. Il veut polariser, changer la manière dont on perçoit le jeu vidéo, à tout prix. Un jour, il m'a dit quelque chose qui m'a marqué. Alors qu'on travaillait sur des scènes très centrales dans le jeu, à environ la moitié du développement, les retours test étaient extrêmement positifs, les gens aimaient beaucoup ceux qu'ils voyaient et ce à quoi ils jouaient. Hideo a alors décidé de tout changer, parce qu'il ne voulait pas que son jeu soit un blockbuster, il ne voulait que ce soit un consensus qui soit conforme à la norme, qui fasse l'unanimité.
A l’échelle de l'industrie du jeu vidéo, Death Stranding représente pour moi la liberté de vouloir changer les lignes, de prendre des chemins de traverse. C'est la marque des très grands artistes et je respecte énormément Hideo Kojima pour cela.
Qu'avez-vous appris de lui, de sa façon de travailler ?
C'est quelqu'un qui est traversé par beaucoup de peine, par une envie de prendre soin des gens et de dire des choses. C'est un radical qui choisit ses relations, ses collaborations par pur intérêt artistique. Jamais pour autre chose. Pour moi, c'est une pureté qui est très difficile à atteindre aujourd'hui dans les contextes financiers, commerciaux dans lesquels on fabrique les choses et c'est absolument admirable d'être arrivé à construire un empire qui permette cette liberté-là, cette radicalité-là. Je m'en doutais déjà, de ce que je pouvais percevoir de son travail dans Metal Gear. Mais en travaillant avec lui, ça m'a donné énormément de force à rester radical moi-même et à ne pas me soucier de l'avis des gens. Simplement des gens qui comptent.
C'est quelqu'un qui a énormément souffert de la période de confinement, qui est extrêmement généreux dans l'idée de la connexion aux gens, qui a construit des bureaux idylliques à Tokyo, qui cherche à voyager dans le monde pour rencontrer les artistes et échanger sur l'art, qui n'est aucunement intéressé par l'argent, le business ou les chiffres... Il est seulement intéressé par l'art. Je crois que son travail est tout ce que Death Stranding 2 essaye de raconter aujourd'hui : l'importance de la connexion mais quelle connexion, et être connecté comment ?
On a passé le premier jeu à connecter le monde en étant ce personnage qui relie un réseau, des gens entre eux et d'une manière finalement assez digitale. Le deuxième épisode pose cette question de la connexion à distance, virtuelle et en cela, il est un peu différent, moins solitaire et je crois que ça veut dire quelque chose d'Hideo, de son besoin un peu grégaire d'être entouré de gens. D'ailleurs, il a eu un mot très touchant après la game premiere à Los où il est venu nous dire que le plus important dans tout ça n'était pas le succès du jeu, mais le chemin qui nous a permis de nous réunir, nous artistes, autour de ce projet. C'est quelqu'un qui est fondamentalement féru de contact humain.
Plus globalement, quel rapport entretenez-vous personnellement avec le jeu vidéo ?
J'ai grandi avec Metal Gear, Final Fantasy, des grandes franchises comme ça qui ont absolument ouvert mon imaginaire quand j'étais jeune, et étaient pour moi des formes d'exutoire. C'est très fondateur de ma culture et de mon imaginaire. Mes deux premiers clips sont ce qu'on appelle des side scroller, qui se regardent de gauche à droite comme on pourrait le voir, pour le dire vulgairement, dans un Mario 2D par exemple. Il y a toute une imagerie qui est pour moi inspirée de ces univers, un gimmick visuel qui n'est pas si anodin que ça.
Le jeu vidéo est encore quelque chose qui occupe 2 à 3 heures de ma vie par jour. J'essaye de passer un maximum de temps là-dedans parce que culturellement, c'est majeur. C'est un média qui détient la jeunesse et qui a beaucoup, beaucoup de choses à dire encore, qui a besoin d'auteurs, de se renouveler constamment, qui est en partie en train de sombrer dans les travers des blockbusters mais qui en même temps fait vivre une culture indépendante de la narration et du gameplay complètement nouvelle... Et j'aime cette industrie parce qu'elle est en questionnement permanent de ses responsabilités, de ses enjeux, de son économie et de son art.
Il y a beaucoup de créatifs de mon âge ayant grandi avec le jeu vidéo, qui arrivent à la tête de grands pôles artistiques, dans la mode, dans la musique et dans le cinéma. Ils n'ont plus honte de référencer le jeu vidéo comme un étant un marqueur de leur identité et de leurs influences. Je crois que c'est en cela que le jeu vidéo est aujourd'hui à la hauteur des autres formes d'art et que les interactions se font dans tous les sens. De Gaspar Noé à Nicolas Ghesquières chez Vuitton, à Burberry qui fait une collaboration avec Minecraft... Tout commence à s'intermêler avec la culture du jeu vidéo. Aussi par cynisme, parce que ça devient une industrie très puissante mais je crois qu'il y a aussi quelque chose d'émotionnel là-dedans. Les grands créatifs d'aujourd'hui sont attachés profondément à la culture du jeu vidéo. Il était temps que ça arrive !
Travailler sur la musique d'un jeu vidéo, a fortiori avec Hideo Kojima, c'était donc un rêve inavoué pour vous ?
Tout ce qui m'arrive n'est pas un rêve pour moi. Ce n'est pas quelque chose que je suis allé chercher avec le couteau entre les dents, mais plutôt des alignements qui sont des espèces d'évidences, des chances inouïes dans ma vie. J'ai toujours du mal à réaliser cela.
J'ai l'impression qu'Hideo a véhiculé son imagerie et son monde toute ma vie et qu'il ne fait que récupérer son travail en collaborant avec moi. Il le dit lui-même d'ailleurs : quand il polarise ses jeux, qu'il essaye d'en faire des œuvres marquantes, il préfère perdre 50% de son public si 10% d'entre eux deviennent des créateurs qui fabriqueront les œuvres de demain. Et je fais partie de ces gens-là. Je pense que je suis juste le fruit de son calcul (rire).
Le jeu vidéo, c'est une nouvelle ligne dans votre CV de touche-à-tout. Comment vous projetez-vous sur la suite ?
Je me suis vraiment dédié corps et âme à ce projet, parce que c'est aussi quelque part, un tout petit peu le projet d'une vie. Là, je vais avoir besoin d'entrer dans une phase de réflexion. La suite, j'ai très envie de la consacrer à des formes plus conséquentes. Je ne sais pas de quelle forme il s'agira, je suis très pluridisciplinaire. J'ai l'impression que le jeu vidéo est éventuellement une forme qui m'intéresse, qui me permet de combiner toutes les choses que je sais, toutes les sensibilités. J'ai le fantasme de la fiction, de faire un nouvel album...
Il y a beaucoup de choses qui se croisent dans mes désirs et j'ai besoin de me poser pour y réfléchir. Mais je n'ai pas de réponse encore. La scène ? Il y a la tournée orchestrale, symphonique de Death Stranding qui va traverser le monde. J'irai peut-être faire un saut dans quelques dates, on va voir... C'est quelque chose dont on parle avec Hideo. Mais pour l'instant, je n'ai envie de retourner sur scène que si j'ai quelque chose de particulier à défendre.
(*) Ludvig Forssell, déjà à l’œuvre sur le premier Death Stranding, signe à nouveau quelques pistes sur le deuxième volet mais qui, naturellement, ne figurent pas sur l'album Woodkid for Death Stranding 2 : On the Beach (Milan Records).
Le Rouge
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Visionnaire, comme toujours
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