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Cinq ans après les faits, et quatre ans après qu’ils ont été dévoilés par Mediapart, Canard PC et Le Monde, le dossier des photomontages scabreux continue à être un caillou dans la chaussure de Quantic Dream. Mardi 10 mai, la célèbre société française de jeu vidéo, qui vient de fêter ses 25 ans d’existence, comparaît devant la cour d’appel de Paris, à la demande de l’ancien chef du service informatique du studio, Benoît (son prénom a été modifié à sa demande).
En février 2017, un responsable important de Quantic Dream, par ailleurs délégué du personnel, avait envoyé un courriel à tous les salariés pour célébrer son 600e photomontage. L’image incluse dans son message prenait pour cible Benoît. Son visage était collé sur celui d’une femme en tailleur faisant un doigt d’honneur, et légendée « Supernanny, no fun at work » (« Supernanny, on ne s’amuse pas au boulot »).
Dans le courriel, l’auteur indiquait avoir pris l’habitude de réaliser ce type de montage pendant sa pause-déjeuner, et fournissait un lien invitant à aller explorer les 599 autres, hébergés sur un serveur de l’entreprise accessible à tous. Et leur contenu avait de quoi faire sursauter : les visages de nombreux membres de Quantic Dream, dirigeants de l’entreprise ou simples salariés, dont les auteurs des montages eux-mêmes, y étaient collés sur des uniformes nazis, des corps obèses ou ceux de quinquagénaires en maillot de bain accompagnés de la mention « Ce soir on baise ! ».
Les visages étaient aussi associés à des images pornographiques, parfois homosexuelles. Des employés y étaient assimilés à des clochards et plusieurs hommes ou femmes étaient qualifiés de « putes » par des détails cachés dans les images…
En première instance en novembre 2019, les prud’hommes de Paris avaient considéré que Quantic Dream, à l’origine de jeux vidéo connus dans le monde entier (Detroit: Become Human ou Beyond: Two souls), avait « commis une violation de l’obligation de sécurité » due à ses salariés. L’entreprise avait été condamnée à verser 5 000 euros d’indemnisation à son ancien responsable du service informatique, ainsi que 2 000 euros de frais de justice.
La juge avait estimé que certains des montages étaient « homophobes, misogynes, racistes ou encore profondément vulgaires » et avaient été diffusés « pendant plusieurs années […] dans l’entreprise par des salariés, sans que l’employeur, pourtant informé, ne réagisse ». En revanche, l’ex-salarié n’avait pas réussi à faire reconnaître son départ précipité de l’entreprise en avril 2017, non comme une démission, mais comme un licenciement illégal, avec les dommages et intérêts afférents.
Le code du travail donne en effet le droit à un salarié de recourir à cette procédure expéditive, la « prise d’acte de rupture », lorsqu’il reproche à l’entreprise « des manquements suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail ». Le jugement de première instance a estimé que Benoît n’avait apporté aucune preuve sur une dégradation importante de ses conditions de travail.
Le jugement rappelait que la direction avait très vite réagi une fois que Benoît s’était plaint des montages. Le jour même, la direction avait demandé à l’auteur de les retirer du serveur interne. Et deux jours plus tard, ce salarié avait écopé d’un avertissement.
Lors de son départ, Benoît avait entraîné avec lui ses trois plus proches collaborateurs. Tous ont lancé des procédures aux prud’hommes. Aucun n’a obtenu la reconnaissance de leur « prise d’acte de rupture », mais l’un d’entre eux a gagné en appel en septembre 2020 sur la question des photomontages dégradants, obtenant 2 000 euros de dommages et intérêts.
« L’examen des différents photomontages produits ne peut que conduire à considérer que l’employeur n’aurait pas dû accepter, voire seulement tolérer, les agissements [de leur auteur], ces photomontages étant incontestablement attentatoires à la dignité et au droit à l’image des salariés qui en étaient l’objet », a jugé la cour d’appel de Paris dans son cas.
La cour avait toutefois souligné que « cette pratique était connue de tous les salariés de longue date » et que plusieurs d’entre eux « témoignent d’une ambiance dans l’entreprise respectueuse des différences », comme de « l’absence de volonté de porter atteinte ou de nuire aux personnes concernées » par les montages.
Pour Quantic Dream, tout sauf une affaire banale
Ces deux aspects du dossier sont au cœur de l’affaire portée par Benoît. Devant les juges, Quantic Dream devrait notamment assurer qu’avant ce jour de 2017, la direction ignorait qu’il existait 600 photomontages, et qu’elle ne connaissait que les plus inoffensifs d’entre eux, envoyés régulièrement par mail par leur auteur.
L’entreprise ne souhaite pas détailler sa position avant l’audience et indique qu’elle compte communiquer « de plus amples informations dans ce dossier à l’issue de son verdict ». Dans un communiqué, elle convient que « certains événements il y a cinq ans ont mis en lumière des actions spécifiques que nous devions prendre afin de continuer à construire un environnement de travail sûr et accueillant pour nos employé·es ».
Mais elle assure être fière « de ce que Quantic Dream est aujourd’hui, avec une équipe qui a depuis considérablement augmenté en taille et en diversité à Montréal et à Paris ». L’entreprise s’engage « à poursuivre ces progrès dans un esprit sincère d’écoute avec toutes les collaboratrices et collaborateurs du studio ».
Quantic Dream n’aborde cependant pas ce dossier comme une affaire banale : les conclusions qu’elle a adressées aux juges sont longues de 90 pages. C’est qu’au fil des années les enjeux n’ont fait que prendre de l’ampleur, pour les deux parties en présence.
Le studio n’a plus le même statut qu’en 2017 : il a annoncé l’an dernier qu’il travaillait sur le prochain jeu vidéo adapté de l’univers de Star Wars, susceptible de se vendre à des millions d’exemplaires. En mars, un site spécialisé a également indiqué que Quantic Dream était sur le point d’être racheté par NetEase, un géant chinois du secteur, désireux de se développer en Europe.
L’entreprise combat avec d’autant plus de vigueur Benoît qu’elle l’accuse par ailleurs d’avoir subtilisé de très nombreuses données informatiques au moment de son départ. Le 17 mai 2021, l’ex-responsable du service informatique a été renvoyé au tribunal par une juge d’instruction, pour « extraction frauduleuse de données », « vol » et « recel ».
« Bien qu’affirmant avoir cherché à assurer sa défense en justice et à dénoncer des faits répréhensibles supposément accomplis au sein de la société Quantic Dream, [Benoît] a frauduleusement extrait 20 gigaoctets de données du serveur de la société », a conclu la juge d’instruction. Pour obtenir cette première victoire, Quantic Dream a déposé trois plaintes contre son ex-employé entre juillet 2017 et octobre 2019. La date d’audience sur cette affaire connexe n’est pas encore connue.
« Harcèlement d’ambiance discriminatoire »
Dans le camp d’en face, l’ancien salarié peut se prévaloir d’une partisane de poids. Le 24 février, la Défenseure des droits Claire Hédon a rendu une décision en sa faveur, et ses services devraient venir le soutenir à l’audience. La Défenseure des droits estime que « les photomontages ont été connus de la direction de la société pendant plusieurs années sans qu’aucune mesure n’ait été prise ».
Extrêmement sévère, elle conclut que ces montages ont conduit « à l’existence d’un harcèlement d’ambiance discriminatoire ». Elle « souligne sa particulière gravité au vu de la multiplicité et de la durée de diffusion des images ».
« Ces éléments laissent présumer l’existence d’une ambiance de travail ponctuée par la diffusion massive d’images portant atteinte à la dignité des salariés et créant un environnement offensant, humiliant et dégradant, véhiculant des stéréotypes sexistes, sexuels, racistes, homophobes, handiphobes ou en lien avec l’apparence physique », martèle la décision.
La Défenseure des droits fait le lien avec un jugement de 2017 de la cour d’appel d’Orléans, qui avait fait date, en reconnaissant pour la première fois l’existence d’un harcèlement moral et sexuel dit « environnemental », en raison de l’ambiance sexiste misogyne qui régnait à la rédaction du quotidien La Nouvelle République du Centre-Ouest.
La Défenseure des droits va plus loin, en considérant que la « prise d’acte de rupture » de l’ancien chef de service devrait être validée par la justice, car elle considère qu’une fois que ce dernier s’est plaint des photomontages, l’entreprise a engagé contre lui « une mesure de rétorsion ». En l’occurrence une convocation à un entretien préalable au licenciement pour faute grave, alors qu’une médiation était en cours entre les deux parties. C’est cette convocation qui a déclenché le départ précipité de Benoît.
Sur ce dernier point, la position de Quantic Dream est constante depuis le départ : en raison de l’absence des membres de son service informatique, tous en arrêt maladie ou en congé après la découverte des photomontages, elle a dû faire appel à un prestataire, qui a révélé de nombreux « dysfonctionnements » dans l’organisation, ainsi que « l’absence de documentation à jour » sur la gestion des ordinateurs et des réseaux de l’entreprise.
Face à la salve d’arguments de la Défenseure des droits, Quantic Dream et ses avocats essayent de convaincre la justice que cette dernière n’est pas légalement habilitée à donner son avis sur ce dossier. Sur le fond, ils répètent surtout ne pas avoir eu connaissance du caractère répété de l’envoi des photomontages, et soulignent que la preuve n’en est d’ailleurs pas rapportée.
Ils rappellent aussi que les dirigeants de l’entreprise, David Cage et son directeur général Guillaume de Fondaumière, ont longuement tenté d’apaiser les choses entre leurs salariés. Pour se démarquer de la décision de 2017 sur le « harcèlement environnemental », ils insistent sur le fait que Benoît ou ses collègues n’avaient pas alerté à de multiples reprises sur leur malaise face aux photomontages, au contraire de la salariée qui a obtenu la condamnation de La Nouvelle République du Centre-Ouest.
Enfin, Quantic Dream balaye un dernier – et récent – argument de son ancien salarié : le studio de jeu vidéo lui dénie le statut de lanceur d’alerte qu’il revendique, en s’appuyant sur les critères définis par la loi Sapin II, qui a institué ce statut dans le droit français.
Sur ce point précis, la Défenseure des droits ne conclut pas, mais laisse entendre que tous les critères nécessaires ne sont peut-être pas réunis. En revanche, la Maison des lanceurs d’alerte, une association fondée en 2018 par dix-sept organisations et syndicats (et qui compte à son conseil d’administration Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart), estime que Benoît est bien un lanceur d’alerte, comme elle le lui a attesté dans un courrier en mars dernier.
Quantic Dream estime pour sa part que les dispositions légales concernant les lanceurs d’alerte ne sont pas applicables dans ce cas. Et espère que l’audience de ce mardi lui permettra de refermer ce dossier qui la tracasse depuis de longues années.